Comment ne pas commencer en soulignant le bonheur de voir sur grand écran le résultat de l’admirable travail de restauration mené depuis 2019 et finalisé à l’été 2024 à partir du négatif image 16 mm : la vibration graphique du noir et blanc, les riches palettes de vert du Metrozoo de Miami ou de Central Park, le rouge brique de Spanish Harlem… Ce sont aussi des films auxquels ont été rendus toutes les strates de l’image, les arrière-plans où fourmillent les détails, où se déroulent 1 000 choses. Comment ne pas se réjouir aussi de l’engouement suscité par le premier chapitre de la rétrospective dans nos salles et dans les lieux associés, alors qu’il en a été de même pour la sortie du programme “Il était une fois l’Amérique” (Law and Order, Hospital, Juvenile Court) distribué par Météore Films depuis le 9 septembre dans toute la France.
Il y a les chiffres : 4 454 personnes en 46 séances en septembre et octobre pour la rétrospective, et 15 000 dans les salles commerciales pour “Il était une fois l’Amérique”. Il y a aussi l’atmosphère : on a vu les files se former tôt, on a parfois senti une attente fébrile devant les salles ; le quart d’heure parisien (de retard) s’est transformé en demi-heure (d’avance) pour être certain d’avoir son siège. Une ferveur, une excitation, une admiration étaient palpables – on a entendu les applaudissements systématiques à la fin des projections. On a noté l’amusement et même les rires francs, une vraie ambiance de comédie parfois, l’humour wisemanien a fait des ravages. Mais pas toujours, loin de là. Car impossible d’ignorer le côté perturbant du cinéma de Wiseman : sa frontalité, son entêtement, sa violence peuvent terrasser. Si on a pu croiser quelques personnes vaincues par certaines durées hors normes, on a entendu un nombre non négligeable de fauteuils claquer pour les projections de deux films d’une durée très raisonnable :
Zoo (1993) et
Primate (1974). Si leur valeur ne se trouve évidemment pas en cause, ils s’avèrent parfois difficilement soutenables – on ne dira pas pour les âmes sensibles, car comment être insensible à la dureté de certaines séquences.
Si le cinéma de Wiseman est aujourd’hui célébré et reconnu – on peut le penser, à sa juste valeur -, il ne sera jamais confortable et poli. C’est notamment ce qui a été très justement souligné par le cinéaste Nicolas Giuliani venu présenter High School II (1994). S’il marche pleinement sur les traces du cinéma direct, Wiseman n’obéit en rien à des principes documentaires bien établis, comme le sacro-saint rapport filmeur/filmé, la nécessité d’un désir partagé prenant place dans une relation cinématographique longuement et réciproquement construite. Il ne s’agit évidemment pas d’invalider ces principes cardinaux du cinéma documentaire, mais Wiseman suit d’autres voies : celle de l’explorateur obstiné, du tournage avec le moins de repérage possible, moment du prélèvement assez frénétique d’une abondante matière. Avant la longue introspection solitaire du montage, où la seule mais grande exigence est d’être fair (“juste”) avec ce(ux) qu’il a filmé(s). Ce point d’équilibre chemine vers la fameuse complexité dont il rend compte, en suscitant cette pensée mouvante et spéculative, si riche et stimulante.
Quand on confie à Frederick Wiseman que tel film de lui est très drôle, il répond presque systématiquement que celui-ci est aussi très triste. Et quand on pointe la grande dureté d’un autre, il souligne sa drôlerie – par exemple Titicut Follies (1967). Cette filmographie détient ce pouvoir de susciter une palette d’émotions extrêmement large ; les 25 films de l’automne présentaient un spectre que les 20 de l’hiver ne risquent pas de rétrécir. La formidable tétralogie Blind and Deaf réalisée en 1986 tient assurément une place particulière, cette exploration de l’Alabama Institute pour sourds et muets fut une expérience de tournage particulière d’un point de vue émotionnel pour Wiseman et l’opérateur John Davey. Elle l’est pour nous aussi spectatrices et spectateurs. Cet écart sera peut-être même encore plus grand cet hiver, entre, par exemple Ballet (1995) et Public Housing (1999), entre la vie quotidienne de l’American Ballet Theater basé à Broadway à New York et la désespérance sociale qui sévit dans l’ensemble d’habitations sociales Ida B. Wells, ghetto noir de Chicago. Ce sera l’affirmation, pour en revenir au sous-titre de la rétrospective, que nos humanités sont le réceptacle de cette diversité des expériences et situations, le monde dans toutes ses facettes doit être contenu, figuré.
Sinon une solution aux maux, il y a chez Wiseman une conjuration, une consolation face à la dureté du monde : la culture et les arts. La danse et le théâtre prendront cet hiver le relais de la peinture, de la boxe et de la cuisine qui étaient ceux à l’honneur à l’automne. Mais les arts contiennent aussi le monde, ils en sont une reformulation, de sa grâce comme de sa part la plus tragique. Dans un film comme Crazy Horse (2011), par beaucoup perçu comme mineur et récréatif, Wiseman filme la beauté de la danse et des corps tout en instillant une gravité, une interrogation quant à cette perfection, aussi bien physique que dans l’exécution des tableaux dansés. Le spectacle et l’érotisation ne sont ici pas sans lien avec l’assujettissement. Autant de points et contrepoints, de tensions et paradoxes, que l’œuvre entière fait cohabiter avec une franchise et une subtilité vertigineuses.
Après deux décennies à mettre en scène la théâtralité et la chorégraphie du quotidien, des vies ordinaires, Wiseman a fini par filmer coup sur coup une institution chorégraphique (Ballet) et théâtrale (La Comédie-Française ou L’amour joué, 1996). Peu de temps après, il en vient à une évocation de la Seconde Guerre mondiale avec La Dernière lettre (2002). Cette adaptation du chapitre 17 de Vie et destin de Vassili Grossman consiste en une adresse bouleversante d’une mère, médecin juive, à son fils à la veille de la liquidation du ghetto de la ville ukrainienne de Berditchev. Le rapport à l’histoire est ici direct, textuel, littéraire, fictionnel si on peut dire ; il transite par l’incarnation d’une très grande actrice, mais ne passe pas par la reconstitution. En suivant les déclarations de Wiseman, son cinéma dit documentaire allie le concret et l’abstrait, mais se fait en dehors de l’allégorie. Elle est tentante pour des films pouvant renvoyer à un imaginaire historique très marqué – par exemple Titicut Follies (la déshumanisation de corps enfermés, réifiés), Primate (la cruauté de la science sur des cobayes) ou Meat (l’industrialisation de la mise à mort). Il oppose à cela qu’il ne filme pas autre chose que ce qu’il filme, refroidissant ainsi les tentations interprétatives.
Constituant depuis 1967 une monumentale et précieuse archive du monde, Wiseman ne filme qu’au présent, mis à part ses “digressions” fictionnelles. On va jusqu’à dire qu’il n’y a pas de temps dans son cinéma. Il y a bien des nuances à apporter à cela, mais il est vrai que quand les films sont situés chronologiquement, c’est en quelque sorte par effraction. Ce n’est pas en tout cas ce qu’il était venu filmer – par exemple l’explosion accidentelle de la navette Challenger le 28 janvier 1986 en plein milieu du tournage de Missile (1987).
Les institutions et les lieux cumulent et incarnent du passé, une temporalité en profondeur, qui excède celle des vies humaines s’y déployant. Autant de strates que les films reçoivent naturellement, visuellement et par la parole. Ce temps peut même avoir un caractère quasi immuable quand il s’agit de la “vieille Europe”, d’institutions multiséculaires telles que la Comédie-Française ou l’Opéra Garnier. Dans La Danse, le ballet de l’Opéra de Paris (2009), l’architecture du bâtiment revient tel un leitmotiv dans le montage, comme une sorte de temple arrimé ici depuis et pour l’éternité. Quand il s’agit de la localité d’Aspen dans le Colorado – plantée elle au milieu du “Nouveau monde” et devenue une station de ski huppée -, Wiseman la situe d’abord via des paysages de la wilderness préexistante à la nation étasunienne. Il inscrit des traces du passé – cabanes, mines, ranchs -, rappelant que les Rocheuses ont été un verrou stratégique de la conquête du Far West. Filmé au présent et rien qu’au présent, plusieurs couches temporelles infusent dans Aspen (1991), comme dans d’autres films.
Wiseman inscrit de l’historicité, à sa façon, comme quelque chose qui s’invite dans le champ visuel et sonore des films. Cette convocation se fait par l’intermédiaire du montage, c’est-à-dire qu’il ne subit pas mais sélectionne dans son abondante matière, et bien sûr fait sens avec ce choix. Cette inscription temporelle peut être très générique, par exemple le fait que l’ensemble d’habitat social de Public Housing porte le nom d’Ida B. Wells, une Africaine-Américaine née esclave en 1862 puis affranchie, qui fut jusqu’en 1931 une combattante pour le mouvement des droits civiques et ceux de sa communauté. Le film se trouve ainsi comme recouvert d’une épaisseur temporelle, et marqué par une désespérance du fait de l’évidente permanence des discriminations – temps long, temps court se superposent alors. Dans cette violence des rapports sociaux et communautaires américains, on voit et entend tout l’écho des péchés originels d’une nation née sous le signe de l’esclavage, mais aussi de la destruction des peuples autochtones.
Tout autre film, Multi-Handicapped (1986) se déroule avec une figure tutélaire qui a donné son nom à l’école où il se déroule : Helen Keller. Sourde, aveugle et muette, elle obtint en 1904 un diplôme universitaire, une première qui en fit une figure de proue et une pionnière de l’inclusion des personnes handicapées. Ce film comme d’autres nous mettent sur la piste de ce qui serait l’essence politique du cinéma de Wiseman. Si ce dernier se tient fermement à l’écart d’une grille idéologique, il n’a rien de désengagé ou de tiède. Ce qui guide Wiseman dans cette dimension politique revient à un principe moral : l’exigence d’égalité.
Arnaud Hée
programmateur du cycle