« Les anges volent en spirale, seul le diable va tout droit. »
Helga Reidemeister aimait cette phrase d’Hildegard von Bingen. Ces mots illustrent une façon de faire, un mode d’être. La spirale décrit le temps long de l’écoute, les circonvolutions d’une parole qui se déploie, la volonté de comprendre un sujet en multipliant les points de vue, en en faisant le tour. La ligne droite à éviter, ce peut être celle de la voie déjà toute tracée, du mur qui sépare, de la marche militaire ou de l’efficacité marchande.
Le parcours d’Helga Reidemeister n’est pas linéaire. Formée aux Beaux-Arts, elle est restauratrice d’art avant de se réorienter en 1968 et devenir assistante sociale par conviction politique. Dans le Märkisches Viertel, grand ensemble de Berlin-Ouest, elle mène des entretiens avec les familles ouvrières logées dans ces barres de béton toutes neuves. Pour sortir de la théorie celles et ceux que l’on désigne sous le terme générique de « prolétariat », pour remédier à leur invisibilité et leur donner un moyen de se représenter, elle s’inscrit à la DFFB (Académie allemande du film et de la télévision de Berlin) et fait des logements sociaux l’espace de ses deux premiers films. Dans Le Rêve acheté comme dans Si c’est ça le destin, Helga Reidemeister établit un dispositif particulier pour permettre aux personnes avec qui elle tourne de se saisir d’elles-mêmes. La rencontre entre la cinéaste et les personnes filmées est un échange toujours concerné, à la fois bienveillant et frontal. C’est un cinéma d’intervention qui agit pour susciter un déplacement, voire un choc. Marguerite Duras écrit, à propos de Si c’est ça le destin : « Tout ce qui arrive à cette femme est courant […]. Ce que je veux dire, c’est que rien n’arrive dans le film, excepté le cinéma, l’explosion fabuleuse de ce silence grâce à la caméra, la traduction par cette femme, Irene, de ce silence en un langage qui n’est jamais concerté, qui est découvert sous la caméra, comme on dirait sous l’effet d’une drogue […]. »
Ces premiers gestes contiennent en eux des intentions qui traversent la filmographie d’Helga Reidemeister : interroger le déterminisme social, faire comprendre que les rapports sociaux peuvent ou doivent être changés et enclencher une prise de conscience, chez les protagonistes comme chez le spectateur. Il s’agit pour elle de rendre le privé politique, d’inscrire les histoires individuelles dans un contexte plus large. Le cinéma devient un engagement, une manière de participer aux luttes qui lui tiennent à cœur : socialiste, féministe et pacifiste.
Elle fait le portrait de femmes qui défendent les mêmes causes, en Allemagne (avec Karola Bloch) comme ailleurs (les quatre militantes pacifistes de Texas-Kaboul). Elle en suit d’autres en quête de sens, parfois brisées par leur parcours (tant sa soeur mannequin dans Avec un intérêt obstiné pour l’argent, que les détenues de Gotteszell). À travers ses rencontres, la voix d’Helga Reidemeister interroge, confirme sa présence, son implication, sa propre subjectivité, dessinant un portrait en creux de la cinéaste.
Cette voix sert également de guide dans le lieu où elle vit. En parcourant Berlin à ses côtés, avant (Lieu de tournage : Berlin) et après la chute du mur (le film collectif Dans la splendeur de ce bonheur, dans les mois qui suivent, et Éclairage de fond, des années plus tard), on va au contact des habitants d’une capitale détruite, divisée, en pleine mutation et on observe avec eux les marques laissées par la guerre, leurs conséquences au quotidien. L’expérience de la guerre hante la cinéaste née en 1940 et la mène, à la fin de son parcours, dans un Afghanistan dévasté. Dans Mon coeur voit la vie en noir, elle tourne avec deux personnes qui, malgré le poids du contexte dans lequel elles évoluent, ne veulent pas se soumettre et conservent une forme d’espoir dans d’autres possibles. C’est ce que nous donnent à voir beaucoup des films d’Helga Reidemeister, des femmes et des hommes qui se débattent, accompagnés avec patience par la cinéaste.
Helga Reidemeister nous a quittés en novembre 2021, laissant derrière elle une œuvre d’une actualité encore brûlante. Primée au Cinéma du réel dès son film de fin d’étude, en 1980, et une seconde fois en 2001, elle est correspondante du festival pour l’Allemagne durant des années, dans un véritable travail de passeuse de films. Sa fidélité au Réel, comme au Festival international de Films de Femmes de Créteil, où elle a montré quatre films entre 1979 et 2010, nous a convaincus de l’importance de nous associer à ces festivals pour présenter ensemble quelques-uns de ses films.
Marion Bonneau, programmatrice du cycle