Féminin singulier, formes du réel

Nous avons vu que toutes les formes de films documentaires ont une construction subjective, quelle qu’elle soit. De toute façon, les perceptions sont toujours mises en ordre d’une manière ou d’une autre. Elles reçoivent toujours des relations et une forme dans la texture d’un événement ou d’une expérience personnelle vécue, d’un état d’âme, d’une idée, d’une conscience historique de l’époque, etc. Les images ont beau être des perceptions de l’objet pur et simple, le principe formel omniprésent vient de l’individu qui filme. N’existe-t-il aucun moyen de se détacher de soi-même ? N’y a-t-il pas d’objectivité pure ? Une vision pure et simple de l’existence est-elle impossible ? Ne pouvons-nous pas voir les choses simplement comme elles sont ?
Bela Balazs, “Le Cinéma absolu”, L’Esprit du cinéma.

Cette programmation en association avec le Centre national des arts plastiques (CNAP) poursuit un constat et se veut un témoignage des porosités et croisements entre arts plastiques et cinéma documentaire. Ils sont fertiles, profonds, féconds, anciens, mais d’une vigueur particulière depuis au moins deux décennies. Des formations aux Beaux-arts ou aux Arts décoratifs mènent à des carrières hybrides, dont le point d’arrivée peut être aussi bien la salle de cinéma que les cimaises des galeries et musées. Et parfois bien sûr des déclinaisons, des variations entre les lieux, pratiques et dispositifs. Il ne s’agit pas d’une face cachée, secrète du monde des arts et du cinéma mais d’une réalité  bien visible, notamment dans les festivals, qui en sont des réceptacles privilégiés, en France (FIDMarseille, Cinéma du réel à Paris) comme ailleurs.

Cette programmation est fondée, avec quelques exceptions et libertés, sur la collection vidéo du CNAP, qui, forte de 1 500 titres acquis depuis 1972, fait voisiner les artistes émergents et les plus confirmés, compte des films pour la projection, des installations vidéo. Elle porte son attention à des géographies disparates et des regards divers, à une multitude de formats, récits, durées. En ce qui concerne la programmation « Féminin singulier », elle ne peut compter, en 12 programmes et 32 films, qu’une part très fragmentaire de la collection. Et tant qu’à ce que ce témoignage soit partiel, forcément, il est aussi partial puisque le choix s’est porté sur la création féminine contemporaine, d’une scène largement, mais pas exclusivement, française.

Les cinémas d’avant-garde, le cinéma expérimental, l’art vidéo, les essais documentaires, le cinéma d’exposition, les films d’artistes : autant d’histoires parallèles, à considérer pour elles-mêmes, sans hiérarchie, afin d’en préserver la richesse et la complexité : tous viennent former le creuset des time based media, à considérer comme une galaxie audiovisuelle généralisée. Un bref synopsis de l’art des images en mouvement permet ainsi de retracer une histoire du XXème siècle. Enfin, le cinéma d’exposition, les films d’artistes, les installations vidéo qui placent les images dans l’espace, les confrontant à la question de l’espace muséal, témoignent de la place du cinéma dans l’imaginaire de l’art contemporain, rejouant entre l’art et le cinéma, ce qui s’était déjà joué à l’orée du XXème siècle avec l’invention du cinéma. Entre art et cinéma, il y a toute la dialectique de l’image-cristal, de la forme/mouvement, du temps-récit, comme l’écrit Gilles Deleuze dans son magistral essai sur le cinéma qui cartographie toutes les temporalités des images, ainsi que leurs différents régimes de potentialité.

Dans cette configuration esthétique, la définition d’un troisième cinéma entre art contemporain et œuvres filmiques désigne les images en mouvement qui s’inscrivent à la croisée de l’art contemporain et du cinéma, des nouveaux médias. La vidéo plasticienne, les nouvelles pratiques documentaires, les archives revisitées, le récit et la narration en question, constituent les champs esthétiques mis au travail par les artistes et les cinéastes, en dialogue avec le son, la photographie, l’écriture. L’art contemporain est depuis deux décennies la scène d’un « retour du réel », sous la forme d’un goût pour l’archive, pour le document, pour le regard documentaire, manifestant l’assomption d’un art véritablement politique questionnant le politique et la politique de la Représentation. En outre, le document génère des types d’assemblages et de montages qui sont les supports pour des élaborations d’histoires, des formes d’historicisation. L’élaboration des archives croise une interrogation sur l’Histoire et les histoires personnelles, singulières. Dans La Fable cinématographique, Jacques Rancière attribue à l’écriture documentaire la vertu de découper une histoire en séquences, qui monte des plans en histoire, qui joint et disjoint des voix des corps, des sons, des images, qui étire ou resserre des temps.

Dans cette perspective d’une redéfinition contemporaine des écritures documentaires, le cinéma qui s’attache à interroger les échos du dehors est fondamentalement un cinéma au féminin. Les artistes-cinéastes présentées ici, principalement à travers les oeuvres du Centre national des arts plastiques, cultivent depuis longtemps un cinéma qui multiplie les hypothèses sur le réel, sur l’Histoire, l’imaginaire, avec force et singularité, en repensant les conditions de production, l’économie même de leur art, en privilégiant les écritures au pluriel. Le cinéma est leur territoire d’expression, les images sont leurs outils, des moyens pour l’invention de dispositifs singuliers, pour le déploiement de formes libres. Cet ensemble donne à lire un ensemble d’oeuvres qui exposent des regards anthropologiques, des figures d’émancipation et de sédition, des récits-enquêtes, à l’image des oeuvres de Chantal Akerman, Raymonde Carasco et Maya Deren, trois figures que la séance inaugurale met à l’honneur.

Pascale Cassagnau,
Inspectrice générale de la création, responsable des collections audiovisuelles et nouveaux médias au Centre national des arts plastiques

Avec la participation d’Arnaud Hée, programmateur